CHAPITRE 4
Nous avons mis cap à l’ouest en effet grav, survolant un mélange de buissons et de taches de végétation plus sombre là où la flore avait réussi à trouver quelques nappes souterraines. Vingt minutes plus tard, nous avons retrouvé la côte et des mers infestées, d’après les renseignements des Impacteurs, de mines intelligentes kempistes. Schneider restait en vitesse subsonique. Facile à suivre.
J’ai passé le début du vol dans la cabine principale, en faisant semblant de traiter des affaires courantes que la navette téléchargeait d’un des satellites de commandement de Carrera. En réalité, j’observais Tanya Wardani avec l’œil entraîné d’un Diplo. Elle était tassée dans le siège le plus éloigné de l’écoutille, et donc le plus proche des hublots de droite, le front appuyé contre la vitre. Elle avait les yeux ouverts, mais j’avais du mal à dire si elle regardait vraiment le sol. Je n’ai pas essayé de lui parler – j’avais vu des milliers de masques comparables cette année et je savais qu’elle ne l’enlèverait que quand elle serait prête. Peut-être jamais. Wardani portait l’équivalent émotionnel d’un scaphandre de zéro atmosphère. C’était la seule réponse humaine quand les paramètres moraux de l’environnement extérieur sont devenus si dangereusement variables que l’esprit ne peut plus y survivre sans protection. Ces derniers temps, on appelait ça « traumatisme de guerre ». Un terme global qui explique à ceux qui voudraient le traiter tout le problème en un minimum de temps. Il y avait sans doute pléthore de techniques psychologiques plus ou moins efficaces pour le réparer, mais le but ultime de toute philosophie médicale, celle qui veut prévenir plutôt que guérir, était dans ce cas hors d’atteinte pour l’humanité.
Pour moi, ce n’était pas une surprise que nous continuions à nous taper dessus comme des néandertaliens au milieu des ruines élégantes de la civilisation martienne, sans avoir la moindre idée de la façon dont cette culture fonctionnait. Après tout, on ne s’attend pas à ce qu’un équarrisseur puisse remplacer un neurochirurgien au pied levé. Impossible de dire quels dégâts irrémédiables nous avions pu causer au corps de connaissances et de technologies que les Martiens avaient bien imprudemment abandonné pour que nous le trouvions. Au final, nous n’étions qu’une meute de chacals reniflant les cadavres brisés dans les décombres d’un avion écrasé.
— On arrive en vue de la côte, a dit la voix de Schneider à l’intercom. Tu veux que je te rejoigne ?
J’ai levé le nez de mon affichage holo, aplatissant les données sur la base pour regarder Wardani. Elle avait un peu bougé la tête en entendant la voix de Schneider, mais les yeux qui avaient trouvé le haut-parleur dans le plafond étaient encore voilés par le blindage émotionnel. Il ne m’avait pas fallu très longtemps pour arracher à Schneider les détails de sa relation antérieure avec cette femme, mais je ne savais toujours pas quelles conséquences cela aurait à présent. De son propre aveu, leur liaison très limitée avait connu une fin abrupte au début de la guerre, deux ans plus tôt. Aucune raison de supposer que cela pourrait causer des problèmes. Ma pire hypothèse, que je gardais pour moi, était que toute cette histoire de vaisseau n’était qu’un mensonge de Schneider pour permettre la libération de l’archéologue et leur départ de la planète. À en croire le commandant du camp, il y avait déjà eu une tentative pour libérer Wardani. Je me demandais un peu si ces commandos mystérieusement bien équipés n’avaient pas été les derniers pigeons de Schneider dans son effort pour retrouver sa partenaire. Si j’avais raison, cela me mettrait très en colère.
Mais dans mon for intérieur, là où cela comptait vraiment, je n’y croyais pas. Tout s’était trop bien passé depuis notre départ de l’hôpital. Les dates et les noms étaient corrects – il y avait bien eu une fouille archéologique sur la côte, au nord-ouest de Sauberville, et Tanya Wardani était désignée comme régulatrice du site. Le pilote chargé du fret était un dénommé Ian Mendel, pilote de guilde, mais c’était le visage de Schneider, et le manifeste de matériel commençait par le numéro de série et les plans de vol archivés d’une suborbitale encombrante Mowaï Series Ten. Même si Schneider avait déjà voulu faire sortir Wardani, c’était pour des raisons plus matérielles que sentimentales.
Ou alors, quelqu’un d’autre avait reçu les mêmes informations.
J’ai fermé l’affichage de données et me suis levé juste quand la navette virait vers la mer. Calé d’une main contre les compartiments au-dessus de ma tête, j’ai regardé l’archéologue.
— Si j’étais vous, j’attacherais ma ceinture. Ça va sans doute secouer dans les minutes qui viennent.
Elle n’a rien répondu, mais ses mains se sont déplacées sur ses genoux. Je suis parti vers le cockpit.
Schneider a levé les yeux à mon entrée, tenant d’une main souple les bras du fauteuil de pilotage manuel. Il a indiqué de la tête un affichage digital, agrandi vers le haut de l’espace de projection des instruments.
— Le compteur de profondeur est toujours à moins de cinq mètres. Le fond s’étend sur des kilomètres avant qu’on arrive en haute mer. Tu es sûr que ces saloperies ne s’aventurent pas aussi près ?
— Si elles étaient là, tu les verrais dépasser de l’eau, ai-je dit en prenant le siège du copilote. Les mines intelligentes sont à peine plus petites qu’une bombe maraudeuse. En fait, c’est un mini sous-marin automatisé. Tu as tout enclenché ?
— Bien sûr. Mets ton masque. Les armes sont sur le bras droit.
J’ai enfilé la visière élastique du mitrailleur et posé les pads d’activation sur mes tempes. Un paysage maritime en couleurs primaires s’est enroulé sur mon champ de vision. Bleu pâle, ombré de gris pour le relief du fond marin. Les éléments fabriqués apparaîtraient en rouge, plus ou moins foncé selon leur adéquation aux paramètres que j’avais programmés plus tôt. La plupart du temps, ils étaient rose clair, débris d’alliage inanimés sans la moindre activité électronique. Je me suis laissé glisser dans la représentation virtuelle de ce que voyaient les senseurs de la navette, me suis forcé à cesser de chercher activement quoi que ce soit. Je me suis détendu pour entrer complètement dans l’état zen.
Les Diplos n’enseignaient pas vraiment le déminage. Mais la préparation totale qui vient, paradoxalement, quand on n’attend rien du tout, était essentielle pour l’entraînement de base. Un Diplo du Protectorat, déployé via hyperdiff par transmission d’humain digitalisé, pouvait s’attendre à se réveiller littéralement dans n’importe quoi. Au mieux, il se retrouvait dans un corps étranger, sur un monde étranger, entouré d’étrangers qui cherchaient à lui tirer dessus. Même dans le meilleur des cas, aucun briefing ne peut vous préparer à un changement d’environnement aussi total. Et dans les circonstances instables voire mortelles que les Diplos sont censés gérer, ce n’est même pas la peine d’essayer.
Virginia Vidaura, formatrice des Diplos, les mains dans les poches de son pardessus, nous regardant avec une interrogation calme. Premier jour, introduction.
Puisqu’il est logistiquement impossible de s’attendre à tout, nous avait-elle dit d’un ton égal, nous vous enseignerons à ne vous attendre à rien. Comme ça, vous serez prêts à y faire face.
Je n’ai même pas vu consciemment la première mine intelligente. J’ai aperçu un éclair rouge du coin de l’œil, et mes mains avaient déjà entré les coordonnées et lancé les micros d’élimination de la navette. Dans mon panorama virtuel, le sillage vert des petits missiles a plongé sous la surface comme des requins inversés et piqué la mine en attente avant qu’elle puisse bouger ou répondre. La déflagration et la surface de la mer se sont arquées comme un corps sur une table d’interrogatoire.
Il était une fois un monde où les hommes avaient besoin de gérer seuls leur système d’armement… Ils traversaient le ciel dans des aéroplanes à peine plus grands ou mieux équipés que des baignoires, et défouraillaient toute la quincaillerie qu’ils pouvaient emporter avec eux dans le cockpit. Plus tard, ils ont conçu des armes qui pouvaient faire le même travail plus vite et plus précisément que n’importe quel humain. Et le ciel est devenu un monde de machines. Puis les biosciences naissantes ont commencé à rattraper l’électricité. Soudain, un humain pouvait de nouveau avoir la vitesse et la précision d’une machine. Depuis, c’est une course pour voir laquelle de ces deux technologies peut s’améliorer le plus vite, les machines externes ou le facteur humain. Dans cette course particulière, la psychodynamique des Diplos était un sprint surprise à la corde.
Certaines machines de guerre sont plus rapides que moi, mais nous n’avions pas la chance d’en avoir une à bord. La navette était une auxiliaire d’hôpital, et son armement purement défensif se composait d’une tourelle à micros à l’avant et d’un ensemble leurre-esquive auquel je n’aurais pas confié un cerf-volant. Il allait falloir se débrouiller à la main.
— Une de moins. Le reste de la meute ne doit pas être loin. Freine un grand coup. Fais-nous descendre et arme la quincaillerie.
Elles sont arrivées par l’ouest, courant sur le fond de l’eau comme de grosses araignées cylindriques, attirées par la mort violente de leur sœur. J’ai senti la navette piquer du nez quand Schneider nous a descendus à moins de dix mètres d’altitude, puis la vibration du rack de bombes à ferraille. Mes yeux ont survolé les mines. Sept, en convergence. Elles étaient généralement cinq par meute, ce devait donc être des restes de deux groupes. Mais qui avait bien pu réduire leur nombre… ? À ce que j’avais lu dans les rapports, il n’y avait dans ces eaux que des navires de pêche depuis le début de la guerre. Les hauts-fonds en étaient pleins.
J’ai accroché la mine de tête et l’ai tuée d’un geste détaché. J’ai vu les premières torpilles jaillir des six autres pour monter vers nous.
— Elles nous ont vus.
— Moi aussi, a dit Schneider d’une voix vide.
La navette a fait une manœuvre d’évitement. J’ai saupoudré sur la mer des micros à tête chercheuse.
Mine intelligente, ce n’est pas un nom approprié. En fait, elles sont assez bêtes. Logique, puisqu’elles sont construites pour une gamme d’activités si étroite qu’il vaut mieux ne pas les rendre trop futées. Elles s’attachent au fond marin avec une griffe pour stabiliser le lancement, et attendent que quelque chose les survole. Certaines peuvent s’enfouir assez profond pour se cacher des spectroscanners, d’autres se camouflent en débris sur le fond de la mer. Ce sont avant tout des armes statiques. En mouvement, elles peuvent attaquer, mais sans précision.
Encore mieux : leur esprit a un mode d’acquisition exclusif, dogmatique, qui accroche tout ce qui vole ou évolue à la surface avant de tirer. Contre les aéronefs, elles utilisent des micros sol-air, et contre les navires des torpilles. Celles-ci peuvent passer en mode missile en un clin d’œil, abandonnant leur système de propulsion au niveau de la surface et utilisant des réacteurs grossiers pour décoller… mais elles sont lentes…
Près de la surface, en vitesse très réduite, nous avions été identifiés comme un bateau. Les torpilles ont émergé dans notre ombre, sans rien trouver, et les micros à tête chercheuse les ont éliminées pendant qu’elles se débarrassaient de leur propulsion aquatique. De son côté, la salve de micros que j’avais lancée a cherché et détruit deux, non trois mines. À ce rythme-là…
AVARIE.
AVARIE.
AVARIE.
Le voyant d’alerte clignotait en haut à gauche de mon champ de vision, les détails défilant peu à peu. Je n’avais pas le temps de lire. Les contrôles de tir étaient figés entre mes mains, enrayés, les deux micros suivants non armés dans leur tube de lancement. Putain d’antiquité de surplus de Nations unies de m… m’a traversé l’esprit comme un météore. J’ai collé une claque à l’option d’autoréparation d’urgence. Le cerveau de résolution de problème rudimentaire de la navette s’est plongé dans les circuits grillés. Pas le temps. Il lui faudrait plusieurs minutes pour réparer. Les trois autres mines nous ont tiré dessus avec des sol-air.
— Sch…
Quels que soient ses autres torts, Schneider était un très bon pilote. Il a monté la navette en chandelle avant que la syllabe ait quitté mes lèvres. Ma tête a cogné contre le siège tandis qu’on sautait dans le ciel, emportant une traîne de missiles sol-air derrière nous.
— Je suis enrayé.
— Je sais.
— Balance des leurres.
J’avais crié, pour lutter contre les alertes de proximité qui me hurlaient dans les oreilles. L’altimètre a dépassé le kilomètre.
— J’y travaille.
La navette a résonné du largage des leurres. Ils ont explosé deux secondes après notre passage, jonchant le ciel de petits appeaux électroniques. Les sol-air se sont répartis ces cibles faciles. Sur le pupitre des armes au bord de ma vision, une lumière verte a clignoté. Comme pour enfoncer le clou, le lanceur a exécuté son dernier ordre, resté inaccompli, et a lancé les deux micros en attente dans l’espace vide devant nous. À côté de moi, Schneider a poussé un jappement de joie et viré vers la surface. Les champs de manœuvre ont compensé le mouvement avec retard, et j’ai senti mes tripes ballotter comme une eau saumâtre. J’espérais que Tanya Wardani n’avait pas mangé ce matin.
Nous sommes restés un moment sur les champs antigrav de la navette, puis Schneider a éteint la poussée, et nous avons plongé droit vers la surface de l’eau. Une deuxième vague de missiles est venue à notre rencontre.
— Leurres !!!
La rampe des bombes s’est ouverte de nouveau dans un grand claquement. Voyant les trois mines intactes en contrebas, j’ai vidé les munitions de la navette, en retenant mon souffle. Les micros se sont lancés à la perfection. Au même moment, Schneider a enclenché les champs de grav, et le petit vaisseau a frissonné de bord à bord. Les bombes de leurres, tombant plus vite que la navette en plein freinage qui les avait lancées, ont explosé un peu en dessous de nous. Ma vision virtuelle était noyée de neige rouge devant cette éclosion, puis sous l’explosion des missiles sol-air qui s’y sont détruits. Mes micros étaient partis, lancés par la petite fenêtre de tir avant l’envoi des leurres. Ils s’étaient verrouillés sur les mines en contrebas.
La navette est descendue en spirale derrière les débris de leurres et de missiles égarés. Un instant avant que nous entrions en contact avec la surface, Schneider a envoyé d’autres leurres, soigneusement préparés. Ils ont explosé pile quand on a touché la surface.
— On est en dessous, a annoncé Schneider.
Sur mon écran, le bleu pâle de la mer fonçait à mesure qu’on descendait, nez incliné. Je me suis retourné, à la recherche de mines. Rien qu’une zone de débris satisfaisante. J’ai poussé un dernier soupir, libérant l’air inspiré dans notre ascension vertigineuse.
— Ça, ai-je dit à personne en particulier, c’était très moche.
Nous avons touché le fond, immobiles un moment avant de remonter un peu. Autour de nous, les éclats de la dernière bombe de leurres se posaient. J’ai étudié les fragments roses avec soin, en souriant. J’avais préparé les deux dernières bombes moi-même – moins d’une heure de travail la veille de la libération de Wardani, mais il avait fallu trois jours sur les zones de combat et les terrains d’atterrissages bombardés pour réunir les pièces nécessaires de carlingue et de circuits.
J’ai enlevé la visière d’artilleur et me suis frotté les yeux.
— On est loin ?
Schneider a tripoté les instruments.
— Environ six heures, si on maintient cette flottaison. Si j’aide le courant avec les gravs, on pourrait mettre moitié moins de temps.
— Oui, et aussi se faire dégommer. On n’a pas fait tout ça juste par plaisir. Tu laisses les champs à zéro, et tu profites de ton temps libre pour effacer le visage que tu as dessiné sur la visière.
Schneider m’a lancé un regard séditieux.
— Et toi, pendant ce temps-là ?
— Je vais faire des réparations, ai-je répondu en retournant auprès de Tanya Wardani.